Extrait de Chemin le moins fréquenté du Psychiatre Scott Peck.
De toutes les idées fausses qui circulent à propos de l’amour, la plus répandue et la plus percutante, est que tomber amoureux, c’est l’amour ou, du moins une manifestation de l’amour.
Voilà un malentendu bien convaincant parce que le fait de tomber amoureux est vécu subjectivement de façon très intense comme étant l’expérience de l’amour.
Lorsqu’on tombe amoureux, on a tout de suite envie de dire “je l’aime”.
Mais deux problèmes sautent aux yeux.
Le premier, c’est que de tomber amoureux est une expérience spécifiquement érotique. Nous ne tombons pas amoureux de nos enfants, même si nous les aimons profondément. Nous ne tombons amoureux que lorsque nous sommes, consciemment ou inconsciemment, sexuellement motivés.
Le deuxième, c’est qu’être amoureux est inévitablement temporaire : tôt ou tard la passion s’éteint. Cela ne veut pas dire que nous cessons d’aimer, mais simplement que le sentiment d’amour extatique finit toujours par s’estomper. Invariablement, la lune de miel se termine, l’idylle se fane.
Pour comprendre le phénomène de la passion et son inévitable ternissement, il est nécessaire d’étudier la nature de ce que les psychiatres appellent les frontières du moi.
On a pu établir que le nouveau né, pendant les premiers mois de sa vie, ne peut faire la distinction entre lui même et le reste de l’univers.
Lorsqu’il remue un bras ou une jambe, le reste de l’univers remue, quand il a faim, le reste de l’univers a faim. Lorsqu’il voit sa mère bouger, c’est comme s’il bougeait lui même. Lorsque sa mère chante, le bébé ne sait pas qui est à l’origine du son. Il ne sait pas faire la différence entre lui, son berceau, sa chambre, ses parents, ce qui est animé et ce qui ne l’est pas. Le moi et le toi se confondent. Lui et le monde ne font qu’un.
Mais avec le temps, l’enfant fait l’expérience de lui même, c’est à dire en tant qu’entité séparée du reste du monde. Lorsqu’il a faim, sa mère n’arrive pas toujours pour le nourrir. Lorsqu’il a envie de jouer, elle n’est pas systématiquement disponible. L’enfant comprend que ses désirs ne sont pas forcement des ordres pour sa mère. Un sens du “moi” commence à se developper.
Le développement de ces frontières se prolonge à travers l’enfance, dans l’adolescence et même plus tard dans l’âge adulte, mais les frontières établies sont plus d’ordre psychiques que physiques.
Par exemple, c’est entre deux et trois ans que l’enfant prend conscience de ses limites et de son pouvoir. Bien qu’avant cette période l’enfant ait appris que ses désirs ne sont pas forcement des ordres, il s’accroche toujours à cette possibilité et au sentiment que cela devrait être ainsi.
C’est à cause de cet espoir, de ce sentiment que l’enfant de deux ans essaie généralement d’agir comme un tyran, un autocrate, donnant des ordres à ses parents, frères et soeurs comme s’ils étaient des domestiques et réagit avec colère lorsqu’ils ne se plient pas à son bon vouloir. C’est généralement une période assez pénible pour les parents.
Vers l’âge de trois ans, l’enfant devient généralement plus accommodant, plus souple : c’est le résultat de l’acceptation de sa relative impuissance. Pourtant l’omnipotence est un rêve tellement doux qu’on ne peut jamais complètement l’abandonner, même après plusieurs confrontations douloureuses avec sa propre impuissance.
(…)
On se sent seul derrière ses limites.
Certains — particulièrement ceux que les psychiatres appellent les schizoides — à cause d’expériences désagréables et traumatisantes dans leur enfance, perçoivent le monde extérieur comme dangereux, hostile, troublant et vide. Ces gens là sentent que leurs frontières sont protectrices et réconfortantes, et trouvent une certaine sécurité dans leur solitude.
Mais nous souffrons presque tous de solitude et aspirons à nous échapper des murs de notre identité afin de nous sentir plus en harmonie avec le monde extérieur.
Tomber amoureux, nous permet — temporairement — cette échappée.
L’essence même du phénomène est un effondrement soudain d’une partie des frontières du moi nous permettant de fondre notre identité avec celle d’une autre personne.
L’effondrement des frontières (accompagné par la libération soudaine de soi hors de soi même, le déversement de soi sur l’être aimé et la rupture de la solitude) est vécu par la plupart d’entre nous comme une expérience extatique.
D’une certaine façon (mais pas dans tous les domaines), le fait de tomber amoureux est une régression. En nous fondant avec l’être aimé, nous retrouvons l’écho de la relation d’unité vécue avec notre mère lorsque nous étions bébé, ainsi que le sentiment d’omnipotence, que nous avons dû abandonner au sortir de l’enfance. Tout paraît possible. Uni avec l’être aimé, nous avons l’impression de pouvoir vaincre tous les obstacles. L’avenir ne sera que lumière.
L’irréalité de ce sentiment est, dans son essence, la même que celle de l’enfant de deux ans qui se croit le roi de la famille et du monde avec un pouvoir illimité.
Mais comme tout, la réalité vient s’imposer et démolir les illusions d’omnipotence de l’enfant de deux ans, elle vient aussi troubler la merveilleuse unité du couple amoureux. Tôt ou tard, en réponse aux problèmes de la vie quotidienne, l’individu va se réaffirmer.
Il veut faire l’amour, elle n’a pas envie ; elle voudrait aller au cinéma, pas lui etc…
Alors, chacun de son côté, dans l’intimité de son coeur, prend amèrement conscience qu’il ne fait pas “un” avec l’être aimé qui a et aura toujours ses désirs, ses goûts, son vécu propre et différents des siens.
Une par une, petit à petit, les frontières du moi se remettent à nouveau, la passion s’éteint. A nouveau les amoureux sont des individus séparés.
Et c’est à moment là qu’ils vont, soit dissoudre les liens qu’ils les unissaient, soit commencer le travail du véritable amour.
En utilisant le mot “véritable” je sous-entends qu’il est faux de croire que nous aimons lorsque nous tombons amoureux, et le sentiment subjectif d’aimer et alors une illusion. Toutefois en affirmant que c’est lorsque la passion disparaît que les partenaires peuvent commencer à s’aimer vraiment, je veux aussi dire que le véritable amour ne peut pas trouver ses racines dans le sentiment d’être amoureux.
Au contraire, il se développe souvent dans un contexte d’où le sentiment amoureux est absent mais où l’on agit avec amour. En supposant vraie notre définition de l’amour, on peut dire que le fait de tomber amoureux n’est pas le véritable amour pour les raisons ci-dessous.
Tomber amoureux n’est pas un acte de volonté. Ce n’est pas un choix conscient : quels que soient notre disponibilité et notre désir d’être amoureux, il peut très bien ne rien se passer ; alors qu’au contraire on peut tomber amoureux au moment où l’on s’y attend le moins, dans des circonstances peu faciles ou non désirées. On peut très bien tomber amoureux de quelqu’un avec qui l’on est, de toute évidence, mal assorti, autant que d’une personne qui convient mieux.
En fait, nous pouvons même de ne pas aimer ou admirer l’objet de notre passion, et inversement être incapable — malgré beaucoup d’efforts — de tomber amoureux d’un être que nous estimons et avec qui des relations seraient, à tout point de vue, souhaitables.
Tomber amoureux n’implique pas le dépassement de ses propres limites ou de ses frontières : c’est simplement l’effondrement partiel et temporaire de celles-ci.
Les paresseux et indisciplinés sont tout aussi susceptibles de tomber amoureux que les énergiques et dévoués.
Une fois le merveilleux moment de l’idylle passé et les frontières du moi remises en place, l’individu sera sûrement déçu mais certainement pas “grandi” par l’expérience. Tandis que lorsqu’il s’agit du véritable amour, on élargit ses limites, souvent pour toujours.
L’amour est donc une expérience d’enrichissement, pas la passion.
Tomber amoureux n’a pas grand chose à voir avec le développement spirituel délibéré. Si nous avons une volonté quelconque lorsque nous tombons amoureux, c’est celle de mettre fin à notre solitude et peut-être garantir ce résultat par le mariage.
Effectivement, après être tombés amoureux, avant “l’extinction des feux”, nous avons l’impression d’être “arrivés”, que les sommets sont atteints, nous ne voulons, ni pouvons aller plus haut. Nous ne ressentons aucun besoin de développement ; au contraire nous sommes tout à fait satisfaits de notre situation. Notre esprit est en paix. Nous ne percevons pas non plus chez l’être aimé un besoin de développement spirituel. Nous le sentons plutôt parfait, accompli. Et s’il apparaît des défauts, nous les qualifions d’adorables excentricités qui ne font qu’ajouter à son charme.
Si tomber amoureux n’est pas l’amour, alors qu’est-ce d’autre qu’un effondrement partiel et temporaires des frontières du moi ?
Je ne sais pas.
Mais le caractère sexuel me porte à croire qu’il s’agit d’une composante génétiquement déterminée et instinctive de l’accouplement.
En d’autres termes, l’effondrement des frontières du moi — tomber amoureux — est une réponse stéréotypée des humains à un ensemble de pulsions (internes) et de stimuli (externes) sexuels qui servent à accroître la probabilité de l’accouplement afin d’assurer la survie de l’espèce ; ou pour être plus prosaïque : tomber amoureux, c’est un tour que jouent nos gènes à notre esprit (d’habitude plus perspicace) afin de nous piéger dans le mariage.
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Le chemin le moins fréquenté (apprendre à vivre avec la vie) par Scott Peck